Stendhal
pour reprendre un mot d'Aragon, "dans la lumiиre de l'histoire".Dйjа il faisait scandale dans le salon de la comtesse Daru oщ on le regardait, dit-il "comme on regarde un baril de poudre", sans doute parce que ses idйes sur la politique, la royautй, la religion, la morale composaient un mйlange qu'on pourrait qualifier d'explosif. On ne s'йtonnera pas que Metternich, dont la police le filait, l'ait jugй indйsirable а Trieste. Non pas qu'Henri Beyle ait vraiment conspirй. Mais aux hommes du pouvoir ses idйes apparaissaient, non sans quelque raison, comme subversives.
Fonctionnaire royal а Civitavecchia, il ignore l'obligation de rйserve des diplomates au point d'effrayer parfois ses interlocuteurs : "Il veut parler librement, constate l'un d'entre eux, les pauvres Romains, qui ont une peur horrible de se compromettre ... se bouchent les oreilles et s'enfuient." Il pressent que la monarchie de Juillet sera passagиre et le dit : "Combien de temps encore croyez-vous pouvoir arrкter ce torrent ?"
Contre l'hypocrisie de la morale rйgnante il ne perd pas une occasion de rйhabiliter la sensualitй, au risque de choquer les gardiens de la vertu : "Je soigne mes plaisirs, dit le marquis de La Mole, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins а mes propres yeux."
Dans Souvenirs d'йgotisme Stendhal nous livre cette confidence fort immorale : "M. de la Fayette, dans cet вge tendre de soixante-quinze ans, a le mкme dйfaut que moi. Il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arriva dans le salon de M. de Tracy, oщ elle est l'amie de ses petites-filles ... Sa gloire europйenne, l'йlйgance fonciиre de ses discours ... Ses yeux qui s'animent dиs qu'ils se trouvent а un pied d'une jolie poitrine tout concourt а lui faire passer gaiement ses derniиres annйes."
Il y a lа, reconnaissons-le, de quoi faire frйmir d'indignation ou d'envie les apфtres de la philosophie du dйsenchantement. Mais Stendhal, si sensible pourtant au tragique de la vie, refuse le gйmissement perpйtuel. Il le juge inconvenant et ridicule.
S'il n'a pas le sens du pйchй, il a par contre celui du devenir historique. Je serai lu en 1930, avait-il pronostiquй, et il voyait juste. C'est parce qu'il a compris profondйment son temps qu'il est devenu un йcrivain de tous les temps. Ce qui est admirable chez lui c'est cette prescience qui le conduit, comme le remarque Nietzsche, а кtre "si fort en avance sur son йpoque", а plaider pour la libйration de la femme а un moment oщ les femmes elles-mкmes y pensent peu, а entrevoir qu'un jour la peine de mort sera abolie, а dйnoncer la tyrannie de l'argent, а se faire, lui l'йgotiste, le dйfenseur de "cette morale simple qui n'appelle vertu que ce qui est utile aux hommes", а annoncer les exigences et les tempкtes des temps modernes. Comme le dit l'abbй Blanиs а Fabrice : "Tвche de gagner de l'argent par un travail qui te rendre utile а la sociйtй. Je prйvois des orages йtranges; peut-кtre dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs." Et comme le note l'йcrivain lui-mкme : "Les riches devront bientфt chercher leur sйcuritй dans l'absence de dйsespoir chez les pauvres."
Pour toutes ces raisons et pour quelques autres, parce qu'il rejette la tyrannie et l'obscurantisme, parce qu'il rкve les yeux ouverts, parce qu'il a cette allиgre insolence qui devient une vertu quand elle s'adresse aux puissants, parce qu'il croit en l'homme sans кtre dupe, parce qu'il s'intйresse aux autres sans ostentation, parce que ce dilettante ne cesse d'кtre hantй par la recherche du "bonheur pour le plus grand nombre", parce qu'il aspire а des temps nouveaux, parce que sa peinture du tragique de la vie йchappe au scepticisme et au dйsespoir, Stendhal me paraоt appartenir, comme l'observait Hugo а propos de Balzac "а la forte race des йcrivains rйvolutionnaires".