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Список литературы по разделу

 colorait sa pensee lui ont permis de creer ce style des grands sermomiaires qui
 est un des honneurs de notre litterature.
 LA MORT DE MADAME1
  О nuit desastreuse! o nuit effroyable, ou retentit tout a coup, comme un
 eclat de tonnerre, cette etonnante nouvelle: Madame se meurt! Madame est
 morte! Qui de nous ne se sentit frappe a ce coup, comme si quelque
 tragique accident avait desole sa famille? Au premier bruit d'un mal si
 etrange, on accourut a Saint-Cloud2 de toutes parts; on trouve tout
 consterne, excep'te le c?ur de cette princesse. Partout on entend des cris;
 partout on voit la douleur et le desespoir et l'image de la mort. Le roi, la
 reine. Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est deses-
 pere; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du pro-
 phete: "Le roi pleurera, le prince sera desole, et les mains tomberont au
 peuple de douleur et d'etonnement ."
  Mais les princes et les peuples gemissaient en vain. En vain Monsieur,
 en vain le roi meme tenait Madame serree par de si etroits embrassements.
 Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre avec saint Ambroise: "Sti-ingebarn
 brachia, sed jam amiseram quem tenebarn: Je serrais les bras, mais j'avais
 deja perdu ce que je tenais4" La princesse leur echappait parmi des
 embrassements si tendres et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces
 royales mains. Quoi donc! elle devait perir si tot! Dans la plupart des
 hommes les changements se font peu a peu, et la mort les prepare
 ordinairement a son dernier coup. Madame cependant a passe5 du matin au
 soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait; avec quelles
 graces, vous le savez: le soir, nous la vimes sechee; et ces fortes
 expressions par lesquelles l'Ecriture sainte6 exagere l'inconstance des
 choses humaines devaient etre pour cette princesse si precises et si
 litterales*.
  Oraison funebre d'Henriette-Anne d'Angleterre (1670).
 310
 
 Примечания:
  1. Мадам - титул жены младшего брата короля, носившего титул Месье. Имеется
 в виду Генриетта Анна Английская, жена Филиппа, герцога Орлеанского, внезапно
 умершая по невыясненной причине 30 июня 1670 г. Существовало подозрение, что ее
 отравил один из фаворитов герцога Орлеанского. 2. Там находилась резиденция Ме-
 сье. 3. Иезекииль,vii. 27. 4. Св. Амброзии "Надгробное слово над умершим братом его Сатирусом". 5. Отошла (в мир иной). 6. Псалмы, 102, 15: "Дни человека, как трава, как цвет полевой".
 Вопросы:
  * Montrez qu'il y a une sorte d'harmonie entre, le style de Bossuet et les citations qu'il
 tire de l'Ecriture sainte ou des Peres de l'Eglise. - Appreciez la poesie des dernieres lignes.
 LA BRUYERE (1645-1696)
 A la prose majestueuse du Grand Siecle; LA BRUYERE fait succeder une forme
 d'expression plus rapide, plus alerte, qui prefigure le style de Montesquieu et de Voltaire. Tout se passe comme si l'ecrivain, las de la periode trop bien
 balancee de l'epoque precedente, s'appliquait a la desarticuler: la
 subordination cede soudain le pas a la coordination, a la juxtaposition de
 phrases courtes, pressees, serrees les unes contre les autres, dedaigneuses des
 liens purement logiques pour restituer le reel dans sa multiplicite meme...
 AGIS, LE DISEUR DE PHEBUS1
  Que dites-vous? Comment? Je n'y suis pas '. vous plairait-il de
 recommencer? J'y suis encore inoins. Je devine enfin: vous voulez, Acis,
 me dire qu'il fait froid; que ne me disiez-vous: "II fait froid"? Vous voulez
 m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige; dites: "II pleut, il neige." Vous me
 trouvez bon visage, et vous desirez de2 m'en feliciter; dites: "Je vous trouve
 bon visage."
  "Mais, repondez-vous, cela est bien uni" et bien clair, et d'ailleurs qui ne
 pourrait pas en dire autant? - Qu'importe, Acis? Est-ce un si grand mal
 d'etre entendu4 quand on parle, et de parler comme tout le monde? Une
 chose vous manque, Acis, a vous et vos semblables, les diseurs de phebus;
 vous ne vous en defiez point5 et je vais vous jeter dans l'etonnement: une
 chose vous manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout: il y a en vous une chose
 de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres; voila la source de 311
 
 votre pompeux galimatias6, de vos phrases embrouillees et de vos grands
 mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans
 cette chambre; je vous tire par votre habit et vous dis a l'oreille: "Ne
 songez point a avoir de l'esprit, n'en ayez point; c'est votre role; ayez, si
 vous pouvez, un langage simple et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez
 aucun esprit: peut-etre alors croira-t-on que vous en avez.*"
  Les Caracteres. De la Societe et de la Conversation (1690)
 Примечания:
  1. В XVII и XVIII вв. определение Phebus служило синонимом туманного, высо-
 копарного стиля. 2. M'en feliciter. 3.Просто. 4. Понятым. 5. Вы об этом не подозревае-
 те. 6. Галиматья, напыщенные и бессмысленные речи.
 Вопросы:
  * Definir Z'art du portrait chez La Bruyere, d'apres cet extrait des Caracteres Montrez
 que. l'ecrivain, lui, a de l'esprit.
 VOLTAIRE (1694-1778)
 S il fallait chercher une illustration parfaite de la prose francaise, on lu
 trouverait sans peine dans l'?uvre de VOLTAIRE. Car personne n'a manie notre
 langue avec autant d'aisance et de naturel que l'auteur de Zadig (1747) et d(
 Candide (1759) On peut meme affirmer que par lui elle a ete portee a l'un de
 ses points de perfection. La qualite majeure du style voltairien semble etre la
 nettete. Tout ce qui risque d'alourdir l'expression ou de fausser la pensee est
 banni au profit de la legerete et de la limpidite. La phrase court droit au but:
 elle ne s'embarrasse ni de vaine redondance, ni de fausse symetrie, ni
 d'enjolivement d'aucune sorte. L'art, ici, consiste a mepriser l'artifice...
 LE BUCHER
  Il y avait alors dans l'Arabie une coutume affreuse, venue originaire
 ment de Scythie1, et qui, s'etant etablie dans les Indes par le credit des
 brachmanes2 menacait d'envahir tout l'Orient. Lorsqu'un homme marie etait
 mort, et que sa femme bien-aimee voulait etre sainte, elle se brulait en
 public sur le corps de son mari. C'etait une fete solennelle qui s'appelait le
 bucher du veuvage. La tribu dans laquelle il y avait eu le plus de femmes
 brulees etait la plus consideree. Un Arabe de la tribu de Setoc1 etant mort.
 312
 
 sa veuve, nommee Almona, qui etait fort devote, fit savoir le jour et l'heure
 ou elle se jetterait dans le feu au son des tambours et des trompettes. Zadig
 remontra4 a Setoc combien cette horrible coutume etait contraire au bien du
 genre humain; qu'on laissait bruler tous les jours de jeunes veuves qui
 pouvaient donner des enfants a l'Etat, ou du moins elever les leurs; et il le
 fit convenir qu'il fallait, si l'on pouvait, abolir un usage si barbare. Setoc
 repondit: "Il y a plus de mille ans que les femmes sont en possession de5 se
 bruler. Qui de nous osera changer une loi que le temps a consacree? Y a-t-
 il rien de plus respectable qu'un ancien abus? - La raison est plus
 ancienne, reprit Zadig. Parlez aux chefs des tribus, et je vais trouver la
 jeune veuve."
  Il se fit presenter a elle; et apres s'etre insinue dans son esprit par des
 louanges sur sa beaute, apres lui avoir dit combien c'etait dommage de
 mettre au feu tant de charmes, il la loua encore sur sa constance et son
 courage. "Vous aimiez donc prodigieusement votre mari? lui dit-il. -
 Moi? point du tout, repondit la dame arabe. C'etait un brutal, un jaloux, un
 homme insupportable; mais je suis fermement resolue de me jeter sur son
 bucher. - II faut, dit Zadig, qu'il y ait apparemment un plaisir bien
 delicieux a etre brulee vive. - Ah! cela fait fremir la nature, dit la dame;
 mais il faut en passer par la. Je suis devote; je serais perdue de reputation,
 et tout le monde se moquerait de moi si je ne me brulais pas." Zadig,
 l'ayant fait convenir qu'elle se brulait pour les autres et par vanite, lui parla
 longtemps d'une maniere a lui faire aimer un peu la vie, et parvint meme a
 lui inspirer quelque bienveillance pour celui qui lui parlait. "Que feriez-
 vous enfin, lui dit-il, si la vanite de vous bruler ne vous tenait pas? -
 Helas! dit la dame, je crois que je vous prierais de m'epouser."
  Zadig etait trop rempli de l'idee d'Astarte6 pour ne pas eluder7 cette
 declaration; mais il alla dans l'instant trouver les chefs des tribus, leur dit
 ce qui s'etait passe, et leur conseilla de faire une loi par laquelle il ne serait
 permis a une veuve de se bruler qu'apres avoir entretenu un jeune homme
 tete a tete pendant une heure entiere*. Depuis ce temps aucune dame ne se
 brula en Arabie. On eut au seul Zadig l'obligation d'avoir detruit en un jour
 une coutume si cruelle, qui durait depuis tant de siecles. Il etait donc le
 bienfaiteur de l'Arabie**.
  Zadig, Chapitre XI (1747).
 Примечания:
  1. Страна скифов, Скифия. 2. Брахман или брамин, индуистский жрец, священно-
 служитель. 3. Арабский купец, в рабство которому был продан герой сказки Задиг.
 313
 
 4. Объяснил, растолковал. 5. Имеют право и обычай. 6. Молодая женщина, в которую
 влюблен Задиг и которую он надеется обрести. 7. Уклониться.
 Вопросы:
 * On comparera ce passage avec La Jeune Veuve de La Fontaine.
  ** Quelle est l'idee essentielle que detend ici Voltaire? Montrez qu'il la developpe sout,
 la forme d'un apologue, que les traits malicieux et spirituels rendent plus plaisant. -
 Essayez de definir l'ironie voltairienne.
 JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712 1778)
 Force de depouillement et d'analytique precision, la prose francaise risquait
 de verser dans une secheresse desolee. Aussi faut-il saluer comme un moment
 capital de son histoire l'avenement du Genevois ROUSSEAU, qui sut lui rendre
 un souffle, une chaleur trop oublies depuis Bossuet.
 Mais le lyrisme de Jean-Jacques ne puise pas aux memes sources que celui de
 l'orateur chretien: il provient d'une melancolie un peu vague, s'enveloppe
 couramment des brumes de la reverie, et la phrase qu'il inspire n'a tant
 d'ampleur et de sinuosite que pour exprimer plus exactement des etats d'ame
 eux-memes ondoyants et complexes. Au fond, si la prose de Rousseau est si
 volontiers musicale (et d'une musicalite fluide), c'est qu'elle veut traduire,
 plutot que des sentiments precis, une sorte de musique interieure.
 REVERIE AU BORD DU LAC
  Quand le lac1 agite ne me permettait pas la navigation, je passais mon
 apres-midi a parcourir l'ile, en herborisant a droite et a gauche; m'asseyant
 tantot dans les reduits les plus riants et les plus solitaires pour y rever
 a mon aise, tantot sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le
 superbe et ravissant coup d'oeil du lac et de ses rivages, couronnes d'un cote
 par des montagnes prochaines et, de l'autre, elargis en riantes et fertiles
 plaines, dans lesquelles la vue s'etendait jusqu'aux montagnes bleuatres
 plus eloignees qui la bornaient.
  Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'ile, et j'allais
 volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la greve, dans quelque asile cache;
 la, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de
 mon ame toute autre agitation, la plongeaient dans une reverie delicieuse,
 ou la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse apercu. Le flux et
 314
 
 reflux de cette eau, son bruit continu, mais renfle par intervalles, frappant
 sans relache mon oreille et mes yeux, suppleaient aux mouvements internes
 que la reverie eteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec
 plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps a autre
 naissait quelque faible et courte reflexion sur l'instabilite des choses de ce
 monde, dont la surface des eaux m'offrait l'image; mais bientot ces
 impressions legeres s'effacaient dans l'uniformite du mouvement continu
 qui me bercait et qui, sans aucun concours actif de mon ame, ne laissait pas
 de2 m'attacher au point qu'appele par l'heure et par le signal convenu je ne
 pouvais m'arracher de la sans efforts*.
  Reveries d'un Promeneur solitaire (publiees en 1782).
 Примечания:
  1. Бьеннское озеро, посреди которого находится остров Сен-Пьер. Руссо был там в
 сентябре и октябре 1765 г. 2. Ne manquait pas de...
 Вопросы:
  * Montrez, dans la premiere partie de ce texte, le caractere conventionnel des
 qualificatifs: une seule eptthete apporte une nuance plus precise. - Dans la seconde partie,
 essayez de marquer le rythme si expressif des phrases: quelle place y tient a cet egard
 l'accumulation des imparfaits?
 STENDHAL (1783-1842)
 Celui-la n'a pas l'ampleur, ni les couleurs, ni les timbres des grands roman-
 tiques, ses contemporains. Sa prose, qu'il s'applique a maintenir essentielle-
 ment precise et juste, preferant la secheresse au pittoresque, traduit avec une
 impitoyable exactitude les pensees et les sentiments les plus fugitifs. Elle a une
 transparence etonnante, une intelligence sans defaut.
 UNE SOIREE A LA CAMPAGNE
  Julien Sorel est precepteur des enfants de Mme de Renal. Un soir que la famille est
 rassemblee sous un tilleul, Julien, en parlant d'une facon demonstrative, heurte par
 megarde la main de Mme de Renal appuyee sur le dossier d'une chaise.
  Cette main se retira bien vite; mais Julien pensa qu'il etait de son devoir
 d'obtenir que l'on ne retirat pas cette main quand il la touchait. L'idee d'un
 devoir a accomplir, et d'un ridicule, ou plutot d'un sentiment d'inferiorite a
 315-
 
 a encourir si l'on n'y parvenait pas, eloigna sur-le-champ tout plaisir de son
 c?ur.
  Ses regards, le lendemain, quand il revit Mme de Renal, etaient
 singuliers; il l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se
 battre. Ces regards, si differents de ceux de la veille, firent perdre la tetea
 Mme de Renal; elle avait ete bonne pour lui, et il paraissait fache. Elle ne
 pouvait detacher ses regards des siens.
  La presence de Mme Derville1 permettait a Julien de moins parler et de
 s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tete. Son unique affaire, toute
 cette journee, fut de se fortifier par la lecture du livre inspire qui retrempait
 son ame . Il abregea beaucoup les lecons des enfants, et ensuite, quand la
 presence de Mme de Renal vint le rappeler tout a fait aux soins de sa
 gloire, il decida qu'il fallait absolument qu'elle permit ce soir-la que sa
 rnain restat dans la sienne. Le soleil en baissant, et rapprochant le moment
 decisif, fit battre le c?ur de Julien d'une facon singuliere. La nuit vint. Il
 observa, avec une joie qui lui ota un poids immense de dessus la poitrine,
 qu'elle serait fort obscure. Le ciel, charge de gros nuages, promenes par un
 vent tres chaud, semblait annoncer une tempete.
  Les deux amies se promenerent fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce
 soir-la semblait singulier a Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour
 certaines ames delicates, semble augmenter le plaisir d'aimer.
  On s'assit enfin, Mme de Renal a cote de Julien, et Mme Derville pres
 de son amie. Preoccupe de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien
 a dire. La conversation languissait.
  "Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me
 viendra?" se dit Julien; car il avait trop de mefiance et de lui et des autres
 pour ne pas voir l'etat de son ame.
  Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semble prefer-
 ables. Que de fois ne desira-t-il pas voir survenir a Mme de Renal quelque
 affaire qui l'obligeat de rentrer a la maison et de quitter le jardin! La
 violence que Julien etait oblige de se faire etait trop forte pour que sa voix
 ne fut pas profondement alteree; bientot la voix de Mme de Renal devint
 tremblante aussi, mais Julien ne s'en apercut point. L'affreux combat que le
 devoir livrait a la timidite etait trop penible pour qu'il fut en etat de rien
 observer hors lui-meme. Neuf heures trois quarts venaient de sonner
 a l'horloge du chateau, sans qu'il eut encore rien ose. Julien, indigne de sa
 lachete, se dit: "Au moment precis ou dix heures sonneront, j'executerai ce
 que, pendant toute la journee, je me suis promis de faire ce soir, ou je
 monterai chez moi me bruler la cervelle".
 316
 
 Apres un dernier moment d'attente et d'anxiete, pendant lequel l'exces
 de l'emotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnerent a
 l'horloge qui etait au-dessus de sa tete. Chaque coup de cette cloche fatale
 retentissait dans sa poitrine et y causait comme un mouvement physique.
  Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il
 etendit la main, et prit celle de Mme de Renal, qui la retira aussitot. Julien,
 sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien emu lui-
 meme, il fut frappe de la froideur glaciale de la main qu'il prenait; il la
 serrait avec une force convulsive; on fit un dernier effort pour la lui oter,
 mais enfin cette main lui resta.
  Son ame fut inondee de bonheur, non qu'il aimat Mme de Renal, mais
 un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'apercut
 de rien, il se crut oblige de parler; sa voix alors etait eclatante et forte.
 Celle de Mme de Renal, au contraire, trahissait tant d'emotion que son
 amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger: "Si
 Mme de Renal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse ou
 j'ai passe la journee. J'ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela
 compte comme un avantage qui m'est acquis."
  Au moment ou Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au
 salon, Julien serra fortement la main qu'on lui abandonnait.
  Mme de Renal, qui se levait deja, se rassit, en disant, d'une voix
 mourante: "Je me sens, a la verite, un peu malade, mais le grand air me fait
 du bien." Ces mots confirmerent le bonheur de Julien, qui, dans ce
 moment, etait extreme: il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le
 plus aimable aux deux amies qui l'ecoutaient. Cependant il y avait encore
 un peu de manque de courage dans cette eloquence qui lui arrivait tout a
 coup. Il craignait mortellement que Mme Derville, fatiguee du vent qui
 commencait a s'elever, et qui precedait la tempete, ne voulut rentrer seule
 au salon. Alors il serait reste en tete-a-tete avec Mme de Renal. Il avait eu
 presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait
 qu'il etait hors de sa puissance de dire le mot le plus simple a Mme de
 Renal. Quelque legers que fussent ses reproches, il allait etre battu, et
 l'avantage qu'il venait d'obtenir aneanti*.
  Heureusement pour lui, ce soir-la, ses discours touchants et
 emphatiques3 trouverent grace devant Mme Derville, qui tres souvent le
 trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Renal, la
 main dans celle de Julien, elle ne pensait a rien; elle se laissait vivre. Les
 heures qu'on passa sous ce grand tilleul, que la tradition du pays dit plante
 par Charles le Temeraire4, furent pour elle une epoque de bonheur. Elle
 317
 
 ecoutait avec delices les gemissements du vent dans l'epais feuillage du
 tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commencaient a tomber sur
 ses feuilles les plus basses.
  Julien ne remarqua pas une circonstance qui l'eut bien rassure: Mme de
 Renal, qui avait ete obligee de lui oter sa main, parce qu'elle se leva pour
 aider sa cousine a relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser
 a leurs pieds, fut a peine assise de nouveau qu'elle lui rendit sa main
 presque sans difficulte, et comme si deja c'eut ete entre eux une chose
 convenue.
  Minuit etait sonne depuis longtemps, il fallut enfin quitter le jardin: on
 se separa. Mme de Renal, transportee du bonheur d'aimer, etait tellement
 ignorante qu'elle ne se faisait presque aucun reproche. Le bonheur lui otait
 le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de Julien, mortellement fatigue

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